
de Jules Michelet - Tome 1
Editions des Equateurs
Fils d'un imprimeur, docteur ès lettres à 21 ans, Jules Michelet devient professeur d'histoire. En 1831, il entre aux Archives nationales et enseigne à l'université puis, en 1838, au Collège de France. A partir de 1833, il rédige son "Histoire de France", oeuvre de toute une vie fondée sur une documentation rigoureuse. Dès 1840, il affiche des idées démocratiques et anticléricales : son hostilité à Louis Napoléon le privent de ses fonctions de professeur et d'archiviste en 1852. Tout en travaillant aux tomes successifs de son histoire de France, il écrit aussi pour le peuple des "cours d'éducation nationale" ainsi que des textes lyriques sur la nature et les passions humaines. Le culte de la vie et la proximité avec le peuple participent à la qualité de son oeuvre historique et poétique.
L'Europe celtique
[…] La base originaire, celle qui a tout reçu, tout accepté, c'est cette jeune, molle et mobile race des Gaëls, bruyante, sensuelle et légère, prompte à apprendre, prompte à dédaigner, avide de choses nouvelles. Voilà l'élément primitif, l'élément perfectible. Il faut à de tels enfants des précepteurs sévères. Ils en recevront et du Midi et du Nord. La mobilité sera fixée, la mollesse durcie et fortifiée; il faut que la raison s'ajoute à l'instinct, à l'élan la réflexion.
Au Midi apparaissent les Ibères de Ligurie et des Pyrénées, avec la dureté et la ruse de l'esprit montagnard, puis les colonies phéniciennes ; longtemps après viendront les Sarrasins. Le midi de la France prend de bonne heure le génie mercantile des nations sémitiques. Les juifs du moyen-âge s'y sont trouvés comme chez eux. Les doctrines orientales y ont pris pied sans peine, à l'époque des Albigeois.
Du Nord, descendent de bonne heure les opiniâtres Kyrnry, ancêtres de nos Bretons et des Gallois d'Angleterre. Ceux-ci ne veulent point passer en vain sur la terre, il leur faut des monuments ; ils dressent les aiguilles de Loc maria ker, et les alignements de Carnac ; rudes et muettes pierres, impuissants essais de tradition que la postérité n'entendra pas. Leur druidisme parle de l'immortalité; mais il ne peut pas même fonder l'ordre dans la vie présente; il aura seulement décelé le germe moral qui est en l'homme barbare, comme le gui, perçant la neige, témoigne pendant l'hiver de la vie qui sommeille. Le génie guerrier l'emporte encore.
Au Midi apparaissent les Ibères de Ligurie et des Pyrénées, avec la dureté et la ruse de l'esprit montagnard, puis les colonies phéniciennes ; longtemps après viendront les Sarrasins. Le midi de la France prend de bonne heure le génie mercantile des nations sémitiques. Les juifs du moyen-âge s'y sont trouvés comme chez eux. Les doctrines orientales y ont pris pied sans peine, à l'époque des Albigeois.

Les Bolg descendent du Nord, l'ouragan traverse la Gaule, l'Allemagne, la Grèce, l'Asie Mineure; les Galls suivent, la Gaule déborde par le monde. C'est une vie, une sève exubérante, qui coule et se répand. Les Gallo-Belges ont l'emportement guerrier et la puissance prolifique des Bolg modernes de Belgique et d'Irlande. Mais l'impuissance sociale de l'Irlande et de la Belgique est déjà visible dans l'histoire des Gallo-Belges de l'antiquité. Leurs conquêtes sont sans résultat. La Gaule est convaincue d'impuissance pour l'acquisition comme pour l'organisation. La société naturelle et guerrière du clan prévaùt sur la société élective et sacerdotale du druidisme. Le clan, fondé sur le principe d'une parenté vraie ou fictive, est la plus grossière des associations ; le sang, la chair en est le lien ; l'union du clan se résume en un chef, en un homme.
Il faut qu'une société commence, où l'homme se voue, non plus à l'homme, mais à une idée. D'abord, idée d'ordre civil. Les agrimensores romains viendront derrière les légions mesurer, arpenter, orienter selon leurs rites antiques, les colonies d'Aix, de Narbonne, de Lyon. La cité entre dans la Gaule, la Gaule entre dans la cité. Ce grand César, après avoir désarmé la Gaule par cinquante batailles et la mort de quelques millions d'hommes, lui ouvre les légions et la fait entrer, à portes renversées, dans Rome et dans le sénat.
Voilà les Gaulois-Romains qui deviennent orateurs, rhéteurs, juristes. Les voilà qui priment leurs maîtres, et enseignent le latin à Rome elle-même. Ils y apprennent, eux, l'égalité civile sous un chef militaire ; ils apprennent ce qu'ils avaient déjà dans leur génie niveleur. Ne craignez pas qu'ils oublient jamais. […]
[…] Nous comprendrons mieux la France si nous caractérisons fortement le point d'où elle est partie. Les Celtes mixtes qu'on appelle Français, s'expliquent en partie par les Celtes purs, Bretons et Gallois, Écossais et Irlandais. Il me coûterait d'ailleurs de ne pas dire ici un adieu solennel à ces populations, dont l'invasion germanique doit isoler notre France. Qu'on me permette de m'arrêter et de dresser une pierre au carrefour où les peuples frères vont se séparer pour prendre des routes si diverses et suivre une destinée si opposée. Tandis que la France, subissant les longues et douloureuses initiations de l'invasion germanique et de la féodalité, va marcher du servage à la liberté et de la honte à la gloire, les vieilles populations celtiques, assises aux roches paternelles et dans la solitude de leurs îles, restent fidèles à la poétique indépendance de la vie barbare, jusqu'à ce que la tyrannie étrangère vienne les y surprendre. Voilà des siècles que l'Angleterre les y a en effet surprises, accablées. Elle frappe infatigablement sur elles, comme la vague brise à la pointe de Bretagne ou de Cornouailles. La triste et patiente Judée, qui comptait ses âges par ses servitudes n'a pas été plus durement battue de l'Asie. Mais ily a une telle vertu dans le génie celtique, une telle puissance de vie en ces races, qu'elles durent sous l'outrage, et gardent leurs moeurs et leur langue.
Il faut qu'une société commence, où l'homme se voue, non plus à l'homme, mais à une idée. D'abord, idée d'ordre civil. Les agrimensores romains viendront derrière les légions mesurer, arpenter, orienter selon leurs rites antiques, les colonies d'Aix, de Narbonne, de Lyon. La cité entre dans la Gaule, la Gaule entre dans la cité. Ce grand César, après avoir désarmé la Gaule par cinquante batailles et la mort de quelques millions d'hommes, lui ouvre les légions et la fait entrer, à portes renversées, dans Rome et dans le sénat.
Voilà les Gaulois-Romains qui deviennent orateurs, rhéteurs, juristes. Les voilà qui priment leurs maîtres, et enseignent le latin à Rome elle-même. Ils y apprennent, eux, l'égalité civile sous un chef militaire ; ils apprennent ce qu'ils avaient déjà dans leur génie niveleur. Ne craignez pas qu'ils oublient jamais. […]

Race de pierre , immuables comme leurs rudes monuments druidiques, qu'ils révèrent encore. Le jeu des montagnards d'Écosse, c'est de soulever la roche sur la roche, et de bâtir un petit dolmen à l'imitation des dolmens antiques. Le Galicien, qui émigre chaque année, laisse une pierre, et sa vie est représentée par un monceau. Les highlanders vous disent en signe d'amitié : «J'ajouterai une pierre à votre cairn (monument funèbre).» Au dernier siècle, ils ont encore rétabli le tombeau d'Ossian, déplacé par l'impiété anglaise. […]
[…] Bizarre destinée du monde celtique! De ses deux moitiés, l'une, quoiqu'elle soit la moins malheureuse, périt, s'efface, ou du moins perd sa langue, son costume et son caractère. Je parle des highlanders de l'Écosse et des populations de Galles, Cornouailles et Bretagne. C'est l'élément sérieux et moral de la race. Il semble mourant de tristesse, et bientôt éteint. L'autre, plein d'une vie, d'une sève indomptable, multiplie et croît en dépit de tout. On entend bien que je parle de l'Irlande.
L'Irlande ! pauvre vieille aînée de la race celtique, si loin de la France, sa soeur, qui ne peut la défendre à travers les flots! L'Île des Saints, l'émeraude des mers, la toute féconde Irlande, où les hommes poussent comme l'herbe, pour l'effroi de l'Angleterre, à qui chaque jour on vient dire : Ils sont encore un million de plus ! la patrie des poètes, des penseurs hardis, de Jean-l'Érigène, de Berkeley, de Toland, la patrie de Moore, la patrie d'O'Connell ! peuple de parole éclatante et d'épée rapide, qui conserve encore dans cette vieillesse du monde la puissance poétique.
Les Anglais peuvent rire quand ils entendent, dans quelque obscure maison de leurs villes, la veuve irlandaise improviser le coronach sur le corps de son époux ; pleurer à l'irlandaise (to weep irish), c'est chez eux un mot de dérision. Pleurez, pauvre Irlande, et que la France pleure aussi en voyant à Paris, sur la porte de la maison qui reçoit vos enfants, cette harpe qui demande secours. Pleurons de ne pouvoir leur rendre le sang qu'ils ont versé pour nous. C'est donc en vain que quatre cent mille Irlandais ont combattu en moins de deux siècles dans nos armées. Il faut que nous assistions sans mot dire aux souffrances de l'Irlande. Ainsi nous avons depuis longtemps négligé, oublié les Écossais, nos anciens alliés. Cependant les montagnards d'Écosse auront tout à l'heure disparu du monde. Les hautes terres se dépeuplent tous les jours.
Les grandes propriétés qui perdirent Rome, ont aussi dévoré l'Écosse. Telle terre a quatre-vingt-seize milles carrés, une autre vingt mille de long sur trois de large. Les Highlanders ne seront bientôt plus que dans l'histoire et dans Walter Scott. On se met sur les portes à Édimbourg quand on voit passer le tartan et la claymore. Ils disparaissent, ils émigrent ; la cornemuse ne fait plus entendre qu'un air dans les montagnes :
[…] Bizarre destinée du monde celtique! De ses deux moitiés, l'une, quoiqu'elle soit la moins malheureuse, périt, s'efface, ou du moins perd sa langue, son costume et son caractère. Je parle des highlanders de l'Écosse et des populations de Galles, Cornouailles et Bretagne. C'est l'élément sérieux et moral de la race. Il semble mourant de tristesse, et bientôt éteint. L'autre, plein d'une vie, d'une sève indomptable, multiplie et croît en dépit de tout. On entend bien que je parle de l'Irlande.
L'Irlande ! pauvre vieille aînée de la race celtique, si loin de la France, sa soeur, qui ne peut la défendre à travers les flots! L'Île des Saints, l'émeraude des mers, la toute féconde Irlande, où les hommes poussent comme l'herbe, pour l'effroi de l'Angleterre, à qui chaque jour on vient dire : Ils sont encore un million de plus ! la patrie des poètes, des penseurs hardis, de Jean-l'Érigène, de Berkeley, de Toland, la patrie de Moore, la patrie d'O'Connell ! peuple de parole éclatante et d'épée rapide, qui conserve encore dans cette vieillesse du monde la puissance poétique.
Les Anglais peuvent rire quand ils entendent, dans quelque obscure maison de leurs villes, la veuve irlandaise improviser le coronach sur le corps de son époux ; pleurer à l'irlandaise (to weep irish), c'est chez eux un mot de dérision. Pleurez, pauvre Irlande, et que la France pleure aussi en voyant à Paris, sur la porte de la maison qui reçoit vos enfants, cette harpe qui demande secours. Pleurons de ne pouvoir leur rendre le sang qu'ils ont versé pour nous. C'est donc en vain que quatre cent mille Irlandais ont combattu en moins de deux siècles dans nos armées. Il faut que nous assistions sans mot dire aux souffrances de l'Irlande. Ainsi nous avons depuis longtemps négligé, oublié les Écossais, nos anciens alliés. Cependant les montagnards d'Écosse auront tout à l'heure disparu du monde. Les hautes terres se dépeuplent tous les jours.
Les grandes propriétés qui perdirent Rome, ont aussi dévoré l'Écosse. Telle terre a quatre-vingt-seize milles carrés, une autre vingt mille de long sur trois de large. Les Highlanders ne seront bientôt plus que dans l'histoire et dans Walter Scott. On se met sur les portes à Édimbourg quand on voit passer le tartan et la claymore. Ils disparaissent, ils émigrent ; la cornemuse ne fait plus entendre qu'un air dans les montagnes :
« Cha till, cha till, cha till sin tuile» :
Nous ne reviendrons, reviendrons, reviendrons Jamais.
Nous ne reviendrons, reviendrons, reviendrons Jamais.