Une légitimité controverséeCharles Martel n'avait pas plus de vingt ans lorsque son père mourut (714). La légitimité de sa naissance pouvait être contestée, puisqu'il n'était pas né de
Plectrude, femme de Pépin le Gros, mais d'une concubine de ce prince, nommée
Alpaïde. Le mot concubine n'avait pas alors la signification qu'il a reçue depuis.

Plectrude avait été répudiée par Pépin le Gros, qui la reprit dans sa vieillesse ; on conçoit aisément la haine que lui inspirait un fils né de son époux pendant sa disgrâce. Au moment où elle devint veuve, elle s'empara du gouvernement, dans l'espoir de conserver l'autorité à ses petits-fils, se saisit de Charles Martel, le retint prisonnier à Cologne, où elle faisait sa résidence. Dans les mœurs de cette époque, c'était, pour une femme, une entreprise bien hardie que celle d'exercer le pouvoir de maire du palais. Les Neustriens méprisèrent les premiers l'autorité de Plectrude, en élevant
Chilpéric II sur le trône, et Charles Martel, s'étant échappé de sa prison, fut reçu comme un libérateur par les Austrasiens (715), qui l'aidèrent à assiéger dans
Cologne la veuve de son père, trop heureuse de se tirer d'embarras en abandonnant à son ennemi les trésors de Pépin et ses trois petite-fils (717). Ainsi Charles, traité d'abord nomme en enfant illégitime, parvint, sans autre droit que son courage, à être reconnu pour l'unique héritier des biens, des titres et des projets de sa famille : tels furent les exploits de sa jeunesse.
La reconquête des territoires francs
Pour arrêter les partis qu'il craignait de voir s'élever contre son autorité naissante, il prit un enfant du sang royal, nommé
Clotaire IV, et lui donna le titre de roi d'Austrasie, afin de régner plus commodément sous son nom. Mais des seigneurs du royaume de Neustrie et de Bourgogne, qui avaient formé le dessein de rappeler les héritiers de
Clovis à leur ancienne dignité, ne se méprirent point sur son ambition ; ils déclarèrent la guerre à Charles Martel, qui les battit complètement près de Soissons, en 719. Après cette victoire, il se fit livrer
Chilpéric II, se créa maire du palais de Neustrie, et ne s'occupa plus, ensuite, de donner un roi particulier à l'Austrasie, lorsque la mort le débarrassa de Clotaire IV. Sous l'influence de Charles Martel, Chilpéric II n'était effectivement qu'un fantôme de roi ; mais, en suivant l'usurpation depuis si longtemps méditée par les Pépin, Charles Martel dut se résoudre à ne jamais poser les armes ; car les grands méditaient, de leur côté, le projet de se rendre indépendants, et les
Saxons, les
Frisons, les
Bavarois, tributaires des rois de France, trouvaient, dans la confusion, des intérêts, beaucoup de facilités pour secouer le joug, et des ressources pour se faire craindre, même après avoir été vaincus. Attaqué, dès la première année de sa puissance, par
Radbod, duc des Frisons ligué avec
Chilpéric, roi de Neustrie, Charles avait été battu près de Cologne, et obligé de se réfugier, avec une troupe de cinq cents hommes, dans les Ardennes. Vers le même temps, les Saxons avaient fait en France une irruption, dont Charles tira, trois ans après, une éclatante vengeance, en portant le fer et le feu jusque dans leur pays. Il se vengea plus tard de l'audace des Frisons, et ce ne fut qu'en 735 qu'il porta la guerre dans leur pays, par terre et par mer ; il les défit alors dans plusieurs combats et tua de sa propre main
Poppon, leur duc. L'autorité royale était le point auquel la force des événements et le balancement des partis ramenaient toujours : aussi Charles Martel, après la mort de Chilpéric II, se vit-il réduit à proclamer
Thierry IV, jeune enfant qui prit le nom de roi, et ne reçut pas même les honneurs de forme qui appartiennent à ce rang. Les agressions de différents peuples de l'Allemagne obligèrent Charles à passer le Rhin, en 725, avec une nombreuse armée. Il parcourut cette contrée, dompta les Bavarois, et revint chargé de butins, emmenant avec lui la reine
Bilitrude, avec sa nièce
Ferischilde, qu'il épousa.
Les expéditions contre les Sarrasins
Trois ans après, ces peuples supportant impatiemment le joug, il fut obligé de marcher encore une fois pour les soumettre, et il était occupé de cette expédition, lorsque les
Sarrasins, après avoir pris et pillé
Bordeaux, s'avancèrent jusqu'à sur la Loire, ayant à leur tête
Abdérame, guerrier auquel la victoire avait toujours été fidèle. Il fallait lui opposer une armée nombreuse, et il ne restait rien à offrir aux soldats français, les maires du palais ayant laissé envahir les domaines royaux, les fiefssur lesquels reposait la solde de armée, et prodigué les trésors de l'Etat pour se faire des partisans. Dans la cruelle alternative de perdre la France ou de renoncer à la couronne, en mécontentant les évêques, Charles Martel n'hésita pas ; il dépouilla le clergé pour enrichir les guerriers, marcha droit aux Sarrasins, qu'il rencontra près de
Poitiers, le 25 octobre 732, et après un combat qui dura un jour entier, il remporta une victoire complète ; les chroniques du temps portent la perte des Sarrasins à 375 000 hommes, en ajoutant qu'Abdérame, leur chef, y perdit la vie, et que ceux qui échappèrent au carnage ne purent rien emporter du butin qu'ils avaient fait depuis leur entrée en France.

Cette mémorable victoire, à laquelle l'Europe entière dut son salut, ne détruisit pas toute la puissance des Sarrasins en France ; en 737, Charles fut encore obligé d'envoyer contre eux son frère
Childebrand, et bientôt il fut lui-même forcé de marcher contre un de leurs rois, nommé
Mauronte, qui avait établi en
Provence le siège d'un nouvel empire. Après avoir pris d'assaut Avignon, et l'avoir réduit en cendre, il livra une sanglante bataille aux infidèles, sur les bords de la Berre en Languedoc, et mit en fuite
Amor, un de leurs chefs, accouru d'Espagne avec de nouveaux renforts. Mais Mauronte occupait encore
Marseille, et ce ne fut que l'année suivante (739) que Charles s'empara de cette ville, d'où Mauronte s'enfuit pour ne plus reparaître.
La période de l'interrègneDurant ces glorieuses expéditions,
Thierry IV était mort, et Charles Martel, qui ne se faisait point illusion sur le mécontentement qui avait excité la spoliation du clergé, dont les biens alors étaient véritablement le patrimoine des pauvres, n'osa prendre le titre de roi ; il se contenta de n'en point nommer, et gouverna seul, avec une autorité absolue, depuis 737 jusqu'à sa mort, arrivée à Quierzy-sur-Oise, le 22 octobre 741. Cette époque de l'histoire de France s'appelle interrègne. Quelques mois avant de mourir, Charles Martel avait reçu deux nonces du pape
Grégoire III (ce sont les premiers qu'on ait vus en France) ; ils lui apportèrent les clefs du sépulcre de saint Pierre, avec d'autres présents, et lui demandèrent, contre
Luitprand, roi des Lombards, des secours qu'il leur promit, mais que la mort ne lui permit pas d'envoyer. N'ayant pas de titre avoué, Charles Martel en a reçu plusieurs, et les historiens le désignent comme
maire du palais,
lieutenant du royaume,
patrice,
duc,
prince,
consul des Français. D'accord avec le pape Grégoire II, il pensait sérieusement à rétablir en sa faveur l'empire d'Occident ; la mort les surprit l'un et l'autre occupés de ce grand projet, qui fut exécuté par Charlemagne.

On ignore l'année de la naissance de Charles Martel ; il se sauva de la prison où le tenait Plectrude, en 715 ; ce qui autorise à croire qu'il vécut à peine cinquante ans. Il fut enterré à Saint-Denis. Grand entre les héros de sa race, pour avoir méprisé les petites ruses si chères aux ambitieux, il ne voulut rien que par son courage ; il eut toujours les armes à la main, et ne livra jamais une bataille qu'avec des troupes moins nombreuses que celles de ses ennemis. Disposant, à sa mort, de la France comme d'un bien qui lui était acquis, il partagea le royaume entre ses trois fils,
Carloman,
Griffon et
Pépin le Bref, mais sans leur donner un titre qu'il n'avait pas cru devoir prendre lui-même. Bien qu'il n'obtint jamais le titre de roi, il eut malgré tout plus de pouvoir que les souverains francs de l'époque, la dynastie mérovingienne était déjà à ce moment en pleine décadence. Son pouvoir marque les prémices de la lignée carolingienne, confirmée par le sacre de Pépin le Bref le 28 juillet 754.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------ Le nom de Charles Martel
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On a répété mille fois que Charles reçut de la bataille contre les Sarrasins le surnom de Martel, comme s'il se fût servi d'un marteau pour écraser les barbares (
"celui qui frappe comme un marteau") : c'est un de ces contes populaires que les historiens adoptent sans examen, parce qu'il a l'air d'une explication.
Martel et
Martin sont un même nom, et l'on sait le respect que les Francs avaient pour
saint Martin ; Martel était d'ailleurs un nom particulier dans la famille des Pépin, puisque les deux premiers ducs auxquels les Austrasiens confièrent le soin de les gouverner, lorsqu'ils essayèrent de se séparer du royaume, étaient parents, et que l'un se nommait Pépin, l'autre Martel.